(Staatenlos – Klaus Rózsa, Fotograf)
Klaus Miklós Rózsa – Olga Majumder Rózsa – Egon Rózsa-Jurinkovits – Franz Schumacher – Susann Wach Rózsa – Peter Schneider – Bruno Schöffel – Josef Estermann – Koni Löpfe – Agnes Hirschi
Klaus Miklós Rózsa, né le 11 septembre 1954 à Budapest
La biographie sur laquelle se fonde l’histoire du film commence par un traumatisme vécu à l’âge de deux ans. Pendant le soulèvement hongrois de 1956, une grenade de char soviétique toucha l’appartement des parents à Budapest. L’appartement prit feu. Les parents n’étaient pas à la maison. Des soldats russes emmenèrent les enfants dans l’abri antiaérien, où ceux-ci durent se terrer plusieurs semaines durant sans voir la lumière du soleil.
En fait, les conditions traumatisantes préexistaient à sa naissance. Ses deux parents avaient été victimes des persécutions des Juifs en Hongrie, sa mère avait survécu de justesse à un attentat des Croix fléchées, son père, déporté, avait survécu à Auschwitz et Dachau. Quand, onze ans plus tard, lors de la répression du soulèvement hongrois, ils se virent à nouveau confrontés à des opérations de guerre, les parents craignirent que leurs deux enfants, Olga (six ans à l’époque) et Klaus (deux ans), ne vivent des expériences similaires aux leurs. Ils décidèrent alors de fuir.
Klaus resta apatride en Suisse quatre décennies, car ses demandes de naturalisation, trois au total, furent toutes refusées pour des motifs politiques. Dans les années 70, il s’était engagé dans l’opposition de gauche et avait plus tard occupé de hautes fonctions dans le syndicalisme.
Comme, son statut d’apatride l’empêchait de voyager librement, son rayon de déplacement était limité. Cela constituait pour l’exercice de sa profession de photographe de presse un obstacle qui eut pour conséquence qu’il se faisait inévitablement remarquer, parce qu’il était toujours présent. Ceux qui évoluent dans un cadre restreint se font plus remarquer que d’autres. En tant que photographe qui gagnait son pain sur les points chauds des affrontements, il se fit surtout remarquer à Zurich, où il eut logiquement des confrontations d’autant plus fréquentes avec la police.
Klaus était si présent que l’on allait jusqu’à dire qu’il provoquait la police avec son appareil photo et ne devait pas s’étonner de récolter des coups – une réaction entendue jusque dans les cercles où il militait. Ainsi, c’est une majorité de gauche au conseil municipal de Zurich qui décida qu’au bout de 40 ans d’apatridie, Klaus ne devait toujours pas être naturalisé. Le maire social-démocrate de la ville, Josef Estermann (cf. ci-dessous) qualifia même Klaus en public d’«ennemi intime» (NZZ du 24.01.1994, p. 27), une expression empreinte de haine qui allait bien au-delà du simple antagonisme politique.
Un gouvernement municipal responsable aurait dû dresser l’oreille en constatant qu’il se produisait régulièrement des affrontements entre Klaus Rózsa et les autorités de police. Au lieu de cela, ce gouvernement continua à limiter le rayon de déplacement de Klaus en prolongeant son statut d’apatride, renforçant ainsi les confrontations qui s’accumulaient.
Or, outre la cause mentionnée plus haut, ces confrontations avaient d’autres raisons – de bonnes et de moins bonnes.
Les bonnes raisons étaient que Klaus se battait pour la liberté de la presse, non seulement avec son appareil photo, mais aussi en sa qualité de président du syndicat des journalistes : un journaliste ne devait pas être chassé, gêné ni a fortiori battu s’il photographiait la police lors de ses interventions et la contrôlait en exerçant le quatrième pouvoir. Dans une démocratie, les actions publiques des forces de l’ordre ne doivent pas se dérouler à huis clos. Mais c’est justement ainsi que les autorités imaginaient les choses. Les documents établis pour assurer la protection de l’État disaient textuellement de Klaus qu’il consignait les agressions de la police dans tous leurs détails et gênait ainsi le travail de la police.
Les moins bonnes raisons expliquant les nombreuses confrontations sont liées au traumatisme. En psychologie, on parle pour les personnes traumatisées de répétition compulsive. Le sujet revit sans cesse une injustice pour la corriger. Chez Klaus, il s’agit de l’injustice vécue par sa famille entière, dont il a entendu parler par ses parents et lui-même fait l’expérience durant sa petite enfance. Ces expériences de l’injustice ont pour ainsi dire sans cesse rapproché son appareil photo des exactions policières, plus que chez d’autres photographes qui, par exemple lors d’émeutes, s’éloignaient autant que possible de Klaus car, comme l’avait formulé un jour un collègue photographe, « les balles en caoutchouc et le gaz lacrymogène allaient toujours là où était Klaus. »
Ce traumatisme de Klaus, qui mériterait d’être traité, je l’ai montré dans le film sans toutefois lui donner un nom, car je ne suis pas psychologue, mais écrivain. Je voulais néanmoins montrer que la biographie de Klaus dénonce aussi des aspects de notre société civilisée qui mériteraient d’être traités.
À ceci s’ajoute que lors des émeutes de jeunes à Zurich dans les années 80, Klaus était sur place non seulement avec son appareil photo à la main, mais aussi avec un mégaphone, car il faisait lui-même partie des émeutiers. Cela lui valut en 1980 avec cinq autres jeunes une arrestation préventive comme « meneur » – une fois de plus à tort, ce qui coûta à l’État une indemnisation relativement élevée.
À plusieurs reprises, la justice tenta de le condamner à l’aide de preuves falsifiées ou de fausses dépositions de témoins et dans un cas, au moyen d’un photomontage montrant Klaus une planche de chantier à la main. Lorsque son avocat demanda le dossier pour lancer des poursuites contre la justice, le photomontage avait disparu du dossier judiciaire.
Dans un cas plus grave, Klaus rentrait chez lui quand il fut stoppé de manière concertée par quatre voitures de patrouille, tiré hors de sa voiture et battu jusqu’à en perdre connaissance. C’était un acte de vengeance de policiers censé servir d’avertissement, comme l’a par la suite constaté le tribunal.
Klaus a été personnellement victime de tant d’injustices que je ne pourrais pas les montrer toutes dans le film.
Nous avons affaire à un autre phénomène très révélateur : tant que Klaus exerça des fonctions semi-publiques, la police le laissa plus ou moins tranquille. Ce n’est que lorsqu’il abandonna ces fonctions et se retira dans la sphère privée que, le 4 juillet 2008, un incident s’avéra fatal, alors qu’il était en train de photographier l’intervention de la police lors d’une occupation d’un stade par des jeunes et qu’il fut à nouveau maltraité. Suite à cela, il alla chercher le calme dans son pays d’origine et s’installa à Budapest. Aujourd’hui, il partage sa vie entre Budapest et Zurich – toujours traumatisé et parfois irritable.
Olga Majumder Rózsa, née le 7 mai 1950 à Budapest, sœur de Klaus
Olga se vit donner le nom d’une tante gazée à Auschwitz. Dans sa famille, on faisait porter aux enfants de nom des personnes de la famille qui n’avaient pas survécu à l’Holocauste. Olga a elle aussi été traumatisée par une enfance passée dans l’abri antiaérien. Longtemps après, elle entendit encore chaque jour le mot guerre « háború », quand ses parents, réfugiés hongrois en Suisse, furent par deux fois brièvement séparés de leurs enfants pour des raisons pécuniaires. Les parents furent hébergés à l’Armée du salut, tandis qu’Olga et Klaus furent emmenés dans un foyer pour enfants.
Olga fut, en 1972, la première à être naturalisée et put ainsi voyager à l’âge de 16 ans en Hongrie pour rendre visite aux personnes de sa famille. Parmi elles, beaucoup ne purent faire la connaissance de Klaus, car elles moururent avant que celui-ci, vingt ans plus tard, en 1992, se voie délivrer un passeport hongrois et se rende pour la première fois à Budapest. Klaus n’eut un passeport suisse qu’en 2000 par son mariage avec Susann Wach, qui était alors rédactrice de télévision.
Livia Rózsa-Jurinkovits, la mère de Klaus et Olga, mourut tôt d’un cancer. Elle souffrait des séquelles tardives d’un attentat d’extrême droite perpétré en 1945 sur sa famille, qui était catholique du côté paternel (Jurinkovits) et juive du côté maternel (Rothschild). Lorsque Livia Rózsa-Jurinkovits mourut, Olga avait 20 ans et Klaus 16.
Egon Rózsa-Jurinkovits, né en 1924 en Transylvanie, mort en 2013 à Zurich
Le père de Klaus et Olga fut déporté de Hongrie en 1944 avec sa famille à Auschwitz-Birkenau, où ce petit bonhomme ne dut qu’à l’aide de son père (le grand-père de Klaus et Olga) de survivre en montant sur une brique lors du rassemblement pour paraître plus grand et apte au travail. Au bout de neuf mois, fin janvier 1945, Egon Rózsa fut emmené avec son père à Dachau, où ils furent employés comme travailleurs forcés chez Bayerische Motoren Werke BMW. En mai 1945, ils furent délivrés par les Américains. Egon Rózsa raconte à l’aide d’une photo que sur les 13 personnes représentées, dix furent gazées à Auschwitz.
Lorsqu’au terme d’une longue bataille juridique, Egon Rózsa toucha une rente de réparation de la part de l’Allemagne dans les années 60, la famille put se permettre d’envoyer Klaus dans un internat allemand pour enfants de réfugiés hongrois. Klaus y fit l’expérience d’un régime éducatif répressif et des punitions corporelles.
Egon Rózsa n’aborda cependant le sujet des camps que lorsque Klaus se rendit pour la première fois à Budapest avec lui. En passant près d’un panneau indiquant la direction de Dachau, Klaus dit sans trop y penser que ce qu’Egon avait vécu au camp de concentration de Dachau devait être un pu similaire à ce qu’il avait enduré dans l’internat allemand. Le père s’effondra et se mit à pleurer. Klaus dut s’arrêter pour le consoler. Durant la suite du chemin, le père raconta pour la première fois plus en détail ce qu’il avait vécu dans les camps de concentration des nazis.
Maître Franz Schumacher, défenseur de Klaus et député du PS aux parlements zurichois
Franz Schumacher a défendu Klaus dans des douzaines de procès, souvent gratuitement. Une fois, le parquet de district avait reproché à Klaus d’avoir cassé une antenne de voiture, suite à quoi Klaus avait été condamné pour dommages à la propriété. Franz Schumacher avait fait appel devant la Cour suprême, qui confirma le jugement, sur quoi Schumacher déposa une plainte auprès de la Cour de cassation cantonale. Avec succès. Il y eut un réexamen devant la Cour suprême. Mais celle-ci condamna Klaus une deuxième fois. Schumacher porta l’affaire devant le Tribunal fédéral. Au bout de sept ans, Klaus fut enfin acquitté. Plus tard, sa deuxième demande de naturalisation fut refusée au motif qu’il avait des antécédents judiciaires – et ce en dépit de l’acquittement.
Franz Schumacher analyse la biographie de Klaus ainsi :
« Klaus a été une personne magnifique et courageuse. J’ai connu par la suite son père, un petit homme voûté, qui avait l’air incroyablement craintif. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai appris qu’il avait survécu aux camps de concentration. Alors, j’ai pensé que si Klaus s’était particulièrement engagé contre l’arbitraire, il l’avait fait à la place de son père. – La partie totalitaire de l’État, que tout État porte en lui le rendait fou. – Cela est lié à ce qu’il était marqué par le destin d’une personne juive dans les camps de concentration allemands. »
Susann Wach Rózsa, épouse de Klaus depuis 1995, rédactrice de télévision, aujourd’hui enseignante
En épousant en 1995 Susann Wach, Klaus obtint un passeport suisse, mais seulement au bout de la période maximum de probation en vigueur à l’époque, soit cinq ans pour les mariages avec des Non-Suisses. Le passeport fut apporté le 24 décembre 2000, la veille de Noël, contre remboursement, comme un cadeau pour lequel il aurait fallu payer.
Après avoir quitté la télévision, Susann Wach Rózsa émigra avec Klaus à Budapest, où ils habitèrent d’abord un petit appartement appartenant à Egon Rózsa, avant de faire l’acquisition d’un appartement plus spacieux. Susann Wach Rózsa parle couramment le hongrois.
Alors qu’elle et Klaus se trouvaient pour la première fois depuis leur déménagement à Budapest à Zurich pour les vacances, ils se trouvèrent stoppés le 4 juillet 2008 dans un barrage de police près du stade football zurichois du Hardturm. Des jeunes protestaient contre la commercialisation des retransmissions publiques lors de la Coupe d’Europe de cette année-là en occupant le terrain en friche depuis des années. Klaus arrêta sa voiture, pris son appareil photo et photographia l’intervention de police, lors de laquelle quatre policiers s’attaquèrent avec une grande brutalité aux occupants en tirant sur eux avec des balles en caoutchouc et en les frappant avec des matraques.
Lorsqu’un policier reconnu Klaus, il s’écria : « Rózsa, espèce de salaud, on ne prend pas de photos ici ! ». Klaus se retira, mais fut rattrapé par des policiers et jeté à terre. Il eut tout juste le temps de donner son appareil photo à Susann et de lui dire qu’elle devait appuyer sur le déclencheur et photographier ce qui se passait. Susann photographia les policiers en train de maltraiter Klaus devant ses yeux, l’étrangler, lui faire des brûlures indiennes, lui mettre son gilet sur la tête, lui arracher son porte-clés du cou, le plaquer au sol et le martyriser une demi-heure durant. Ces photos sont montrées dans le film.
Klaus porta plainte contre les policiers pour lésions corporelles, à quoi les policiers répondirent dans leur déposition que Klaus les avait traités de «nazis» pendant son arrestation. En l’espace d’un an, Klaus fut condamné pour insultes par toutes les instances. Sa plainte contre les policiers fut suspendue, puis rouverte après qu’il ait fait appel, puis on la laissa traîner en longueur pendant huit ans. La prescription absolue arriverait bien un jour.
Le parquet attendit trois ans avant de convoquer Susann Wach Rózsa pour la première fois comme témoin pour faire une déposition. Dans le contexte de ce procès, il était évident que la justice attendait suffisamment longtemps pour que les souvenirs du témoin présentent des lacunes dans les détails, afin que de cette manière le témoin s’empêtre plus facilement dans de petites contradictions, pour faire en sorte de le discréditer. Susann dut en outre faire sa déposition en présence des policiers auteurs des maltraitances, qui durant l’interrogatoire ne cessèrent de sourire avec mépris. « Ils savaient parfaitement que rien ne leur arriverait », dit Susann dans le film.
Susann avait – si l’on considère l’ensemble de l’histoire de Klaus – vécu un seul exemple de la manière dont la justice traitait son mari depuis des décennies. Klaus voulait qu’elle porte elle aussi plainte contre les policiers, car elle avait également été victime de voies de fait. Mais compte tenu des expériences qu’elle avait eues avec la justice, elle y renonça.
Peter Schneider, procureur de district de 1977 à 1981
Peter Schneider a quitté son service parce qu’il avait fait l’expérience en tant que juge d’instruction du parquet de district (aujourd’hui ministère public) pendant les émeutes de jeunes à Zurich entre 1980 et 82 que non seulement les manifestants, mais aussi la justice commettait des atteintes au droit si nombreuses que celles-ci devenaient la règle. Il ne supportait plus cela, car lorsque l’État commet autant d’actes illégaux, cela a une autre qualité que lorsque des particuliers contreviennent à la loi. Schneider aurait supporté des violations du droit exceptionnelles, mais «à cette échelle», elles étaient «désastreuses», dit-il.
Le but de la justice consistait à condamner autant de jeunes que possible, aussi vite que possible, pour émeute, dommages à la propriété, etc. Dans ce but, les agents de l’État falsifiaient des preuves, laissaient sans broncher les policiers se mettre d’accord sur leurs dépositions, ordonnaient des détentions provisoires illégales et collectaient en dépit de toutes les règles de procédure uniquement les preuves à charge, alors que les preuves à décharge étaient passées sous silence, les témoins non entendus, etc.
Schneider dit que le professeur de droit pénal renommé Peter Noll a comparé les procès des émeutes de Zurich de cette époque aux procès militaires en Turquie.
C’est dans ces conditions qu’à Zurich, entre 1980 et 1982, 4000 jeunes furent arrêtés et des centaines condamnés. Pendant les affrontements, 30 policiers furent blessés, alors que quelque 500 manifestants furent victimes de fractures et que plusieurs furent éborgnés par des balles.
Bruno Schöffel, chauffeur de taxi
Josef Estermann, PS, maire de 1990 à 2002
Josef Estermann fut le seul des anciens conseillers municipaux à consentir à apparaître dans le film. Les autres, pour lesquels Klaus Rózsa était un sujet difficile, refusèrent de participer, arguant que cela remontait à trop loin, qu’il ne se rappelait plus (le chef de la police Robert Neukomm), qu’elle avait tiré un trait là-dessus (Esther Maurer, qui succéda au précédent). Lorsque nous avons demandé à Estermann pourquoi ses collègues du conseil municipal refusaient d’apparaître dans le film, il dit qu’ils avaient probablement manqué de courage.
Nous avons interviewé Josef Estermann le 16 septembre 2013 de 9 h 30 à environ 10 h 30 dans la salle de musique du Stadthaus de Zurich. À l’arrière-plan, la fenêtre offrait une vue sur la mairie qui se reflétait dans la Limmat, cette mairie même où la troisième demande de naturalisation de Klaus Rózsa avait été discutée en séance publique. En qualité de maire, Estermann avait signé la demande de non-naturalisation du conseil municipal. Le conseil communal (législatif) accéda à sa demande et refusa la naturalisation. Klaus Rózsa resta apatride.
L’interview devait permettre de clarifier des questions telles que celle de savoir comment il se faisait qu’Estermann, camarade de parti de Klaus au PS, assurait la coordination de cette affaire hautement politique, qui faisait beaucoup de bruit dans les médias zurichois.
Disons-le d’emblée : Estermann fit a posteriori interdire l’utilisation de l’interview. La raison de cette rétractation était qu’ayant constaté que l’interview ne donnait aucun résultat, j’avais arrangé une rencontre spontanée avec Klaus Rózsa. Lorsque Klaus pénétra dans la salle de musique, Estermann fut désagréablement surpris, de sorte que je demandai à Klaus de s’en aller. Dans ces conditions, Klaus voulait lui aussi partir. Mais ne voilà-t-il pas qu’Estermann retient Klaus en lui demandant de rester.
L’interview se poursuivit par un entretien calme entre Klaus et Estermann et fut enregistrée. Après l’interview, Estermann affirma ne pas savoir que cet entretien était enregistré, bien que deux caméras, plusieurs micros et des projecteurs allumés étaient braqués sur lui. En vérité, Estermann doit avoir réalisé que cet entretien pourrait nuire à son image.
En effet, la demande de non-naturalisation du maire ne comportait pas seulement une signature, mais aussi une erreur fatale : la nationalité de Klaus n’était pas «hongroise», mais Klaus Rózsa vivait depuis déjà quarante ans à Zurich avec le statut d’apatride. La Hongrie avait déchu de leur nationalité les réfugiés de 1956.
Cette demande erronée de non-naturalisation était fatale, car c’était sur elle qu’allait se fonder la décision du conseil municipal et du conseil communal. Si la demande d’Estermann avait mis en évidence que le demandeur Klaus Rózsa était apatride, le résultat des scrutins au sein du conseil municipal et du conseil communal aurait éventuellement été différent. Klaus aurait au moins eu de plus grandes chances d’être naturalisé. Mais Estermann et le secrétaire municipal qui avait également signé le document avaient induit en erreur les neuf personnes formant l’ensemble du conseil municipal, tout comme la centaine de conseillers communaux. Il ne fut pas possible de savoir si ceci avait été fait intentionnellement ou par négligence.
Lorsque, dans notre correspondance, j’attirai l’attention d’Estermann sur cet aspect, il me répondit (courriel du 22.04.2014 19:49) :
« Je n’ai jamais reproché à Klaus son « apatridie » – et d’ailleurs, comment l’aurais-je pu? Je suis du reste d’avis que si Klaus l’avait voulu, il n’aurait tenu qu’à lui d’être naturalisé bien avant les quarante ans que tu as mentionnés. »
Cette réponse ne montre pas clairement ce que pensait Estermann. Mais l’affirmation selon laquelle « il n’aurait tenu qu’à Klaus » de se faire naturaliser plus tôt était en revanche fausse. En effet, Klaus avait déjà déposé dans les années 70 et 80 deux demandes de naturalisation, qui avaient toutes les deux été refusées ; la première fois sur la remarque d’un agent de police qui ne voulait « pas de puces », la deuxième fois parce que le casier judiciaire indiquait que Klaus avait des antécédents judiciaires, alors qu’il n’en avait aucun.
En ce qui concerne le motif conscient ou inconscient qui avait conduit Estermann à signer la demande erronée de non-naturalisation d’un apatride et donc à en assumer la responsabilité, nous ne possédons qu’un indice : dans la Neue Zürcher Zeitung du 24.10.1994, Estermann qualifie Klaus page 27 d’ « ennemi intime ».
Le statut d’apatride va à l’encontre de la Déclaration universelle des droits de l’homme et de la Convention sur le racisme. Dix ans après sa demande de non-naturalisation, Josef Estermann s’est néanmoins vu décerner le « prix Fischhof » de la Fondation contre le Racisme et l’antisémitisme (GSM/GRA), le même qui fut également attribué en 1996 à Peter Surava (dont j’avais auparavant filmé la biographie), lequel le méritait bien, et en 2005 au président de la Fifa, Sepp Blatter, qui en est un lauréat plus discutable.
Estermann fit dans un premier temps interdire les prises de vue réalisées au Stadthaus par mesure provisionnelle du tribunal compétent. Lorsque nous déclarâmes ne pas être d’accord avec cette mesure, Estermann porta plainte conte nous pour violation des droits de la personnalité. Sur ces entrefaites, un tribunal nous fit comprendre par une prise de position écrite suivie d’un entretien de conciliation qu’il donnerait suite à la plainte d’Estermann. Estermann avait selon lui le droit de retirer son interview et d’interdire l’utilisation des prises de vues. Justification : 25 ans après l’évènement en cause, celui-ci n’était plus d’une actualité absolue, et le film pouvait être réalisé sans l’interview. Dans ces conditions, nous acceptâmes la plainte d’Estermann, en dépit du manque de clarté de la situation. Mais nous ne voulions pas courir le risque d’un recours, car à ce stade de la procédure, celle-ci avait déjà engendré des frais relativement élevés.
Nous pouvons aujourd’hui au moins prouver que nous nous sommes suffisamment efforcés de donner dans le film la parole à la « partie adverse » à Klaus. Devant le tribunal, Estermann refusa même notre offre de réitérer l’interview.
L’ancien maire socialiste et président du conseil d’administration de l’Opéra craignait de toute évidence pour sa réputation. Dans l’intervalle, il avait réalisé que sa demande de non-naturalisation de l’époque non seulement comportait une erreur grave, mais avait été une erreur politique. Et de toute évidence, il refusait après si longtemps de s’exprimer publiquement sur cette erreur. C’était son bon droit. Mais à présent, c’est au lieu de cela sa signature qui parle pour lui, la signature qu’il a apposée sur ce document erroné, que nous montrons dans le film (cf. ci-dessous). Or un film sur une biographie profondément marquée par trois non-naturalisations ne pouvait pas faire l’impasse sur ces éléments : il s’agit là d’une démarche purement factuelle.
Dokument aus dem Stadtarchiv Zürich
Instruction du Service de l’état civile du Conseil municipal
à l’attention du Service de l’état civil du Conseil communal
Demande de naturalisation
Demandeur | R O Z S A Miklos Robert |
Profession | Photographe |
Domicilié à | Anwandstrasse 34 |
Citoyenneté | Hongrie |
Date et lieu de naissance | 11 septembre 1954 à Budapest, Hongrie |
Célibataire [...] | |
Lieu de travail | Travailleur indépendant |
Durée du séjour | Séjour ininterrompu en Suisse depuis le 31 octobre 1956, et depuis octobre 1960 (hors périodes de décembre 1961 à mai 1962 et de novembre 1969 à mars 1970) résidence ininterrompue à Zurich |
Revenus | 33 500 francs |
Fortune nette | 34 000 francs |
[…] |
Il est demandé au Conseil communal de r e f u s e r la demande du demandeur sus-nommé.
Au nom du Service de l’état civil du Conseil municipal
[signature] Le maire
[signature] Le secrétaire municipal
Koni Löpfe, de 1991 à 2009 président du PS de la ville de Zurich, rédacteur du journal du parti «PS»
Agnes Hirschi, belle-fille de Carl Lutz, qui a passé son enfance à Budapest pendant la Seconde guerre mondiale.
Carl Lutz fut de 1942 à 1945 vice-consul de Suisse à Budapest et est entré dans l’histoire comme Juste parmi les nations. Il mit en place 76 maisons de protection pour les personnes persécutées, délivrait sans cesse en tant que chef de la « Division des intérêts étrangers » des lettres de protection et sauva de cette façon la vie à 62 000 Juifs. Durant cette époque, sur 825 000 Juifs vivant en Hongrie, 565 000 furent assassinés par les nazis. Agnes Hirschi vécut à l’âge de six ans le bombardement de l’ambassade. Elle parle l’allemand et le hongrois.
Elle rencontre Klaus Rózsa par hasard au monument à la mémoire de son père à Budapest. Une conversation s’engage. Klaus dit qu’il vient souvent ici expliquer à des classes scolaires suisses qui était Carl Lutz.
Le film thématise à cet endroit la manière dont la Suisse officielle peut traiter ses concitoyens quand leur histoire fait ombre au pays. Dans ce sens, Carl Lutz, Peter Surava et Paul Grüninger sont logés à la même enseigne. Ce furent des personnes courageuses mises au placard par les autorités avant qu’un jour l’Histoire ne leur donne raison. Carl Lutz établissait à Budapest des faux papiers pour sauver des vies. Il mena de dangereuses négociations avec les nazis et était en permanence sous une pression telle qu’à la fin de la guerre, il revint en Suisse épuisé, malade et atteint dans sa santé psychique. Il avait donné « tout ce qu’il pouvait, plus ce qui était possible, il s’est littéralement dépassé », raconte sa fille. Mais à Berne, ses supérieurs lui reprochèrent d’avoir outrepassé ses compétences. Ils le dégradèrent et l’humilièrent au lieu de reconnaître ses actions humanitaires. Il se retrouva au sanatorium pour maladies nerveuses et mourut à quatre-vingts ans amer et esseulé. Il reçut des hommages internationaux après sa mort, en 1975.
Klaus Miklós Rózsa – Olga Majumder Rózsa – Egon Rózsa-Jurinkovits – Franz Schumacher – Susann Wach Rózsa – Peter Schneider – Bruno Schöffel – Josef Estermann – Koni Löpfe – Agnes Hirschi
Other versions of this text:
deutsch
© 2009-2023 www.erichschmid.ch | Imprint/data protection | back | top of page | print